Reloué après le départ de la famille Hugo, transformé plus tard en salles de classe, l’appartement de la place des Vosges a subit bien des métamorphoses. La distribution des pièces a été modifiée, la majeure partie du mobilier a été dispersée, en 1852, lors de la vente provoquée par le départ en exil. Il n’y a guère d’images de l’aménagement à l’époque de Victor Hugo. Cependant, archives, documents conservés au musée ou témoignages de visiteurs nous permettent de retrouver l’atmosphère du lieu.
Les hôtes de Victor Hugo – voir les encadrés - nous ont laissé des descriptions de l’appartement de la place Royale, aujourd’hui place des Vosges. Celles-ci n’évoquent le décor que pour servir de toile de fonds au récit de leur rencontre avec le maître des lieux. Ces témoignages, concernant principalement les pièces de réceptions, restent allusifs et imprécis, s’ils se confortent entre eux, ils se contredisent parfois.
Plusieurs documents nous permettent, malgré quelques incertitudes, de retrouver la topographie et la destination des pièces qui a d’ailleurs changée avec le temps. Le principal est le mémoire du frotteur Guignon, conservé par le musée, qui entretenait les parquets mais aussi les tapis, les meubles, réalisait de travaux de tapisseries, accrochait les tableaux, etc. De très nombreuses factures figurant dans les archives du musée permettent aussi d’entrer dans le détail de la vie domestique de la famille Hugo, tout en évoquant l’activité commerçante du quartier.
Certains détails – cheminée de la salle à manger, meubles « gothiques », goût pour les tapisseries, mariage de tissu et de clous de cuivre – annoncent déjà le décor de Hauteville House.
Visite de l'appartement avec Hans Christian Andersen, en 1833 et 1843
L'écrivain danois Hans Christian Andersen a rendu deux fois visite à Victor Hugo, en 1833 et en 1843. Il en a fait chaque fois un court récit, dans une lettre et dans son journal.
Il ressemble au portrait que vous avez, il est seulement plus maigre et paraît plus jeune. Dans l'antichambre il y avait un tableau de Notre Dame et par terre un petit enfant bohémien qui courait, probablement de notre Victor. Nous étions assis ensemble et parlions de la littérature danoise, mais il ne connaissait même pas Öehlenschlaeger. Je crois que sa personnalité pourrait me convenir, il avait quelque chose qui me plaisait ! Pendant la conversation je pensais souvent à vous et j'aurais désiré que vous fussiez ici chez votre auteur préféré. Victor était en robe de chambre et pantoufles. J’aurai voulu lui demander d'écrire un vers dans mon album, mais lui étant un inconnu, je lui demandai modestement d'écrire son nom (afin que vous puissiez le voir) et il le fit grincer parmi les autres feuilles de laurier. Il disait qu'il me comprenait très bien, mais c'est sûrement parce qu'il a une tête bien faite.
Hans Christian Andersen, lettre à Henriette Wulff, 23 août 1833
Quand j'arrivai chez Victor Hugo, il était sorti, sa femme me dit d'attendre, elle voulait écrire une réponse à Marmier. J’entrai dans un petit salon meublé de façon tout à fait rococo, des Gobelins avec des Amours, des reines et des dames ! Une sorte de sofa ou plutôt d’antiques stalles posées contre le mur. La fille de V. Hugo, 11 ou 12 ans environ, brune et belle, était assise et déjeunait tout en lisant une comédie. Elle fît rentrer le perroquet dans sa cage. Madame Hugo est belle et ressemble à une Espagnole, elle était très gentille.
Hans Christian Andersen, Journal, 15 mars 1843
L’escalier de l’hôtel de Rohan-Guéménée a été modifié. A l’époque de Victor Hugo, le palier de l'entrée donnait au milieu de l'actuelle antichambre et laissait la place immédiatement sur la gauche à une cuisine ouvrant sur la cour intérieure, aujourd’hui disparue.
L’antichambre (actuelle salle 1 du musée « antichambre »)
Dès l’antichambre, le goût de Victor Hugo se manifeste : deux grands coffres, plâtres, médaillons de cuivre, tableaux, gravures… Le frotteur Guignon en dénombre jusqu’à quatre-vingt en décembre 1840, date à laquelle on installe entre la porte de la cuisine et celle du salon, une console en acajou pour présenter de l’orfèvrerie.
VASSILI PÉTROVITCH BOTKINE CHEZ VICTOR HUGO, EN 1835
Ce témoignage est un peu imprécis. Il évoque le cabinet de travail qu'il semble voir depuis le salon, à travers la porte ouverte ; or celui-ci est à l'autre bout de l'appartement. Toutefois, il s'attache aux objets et en mentionne un certain nombre.
Hugo sortit, la porte du salon se referma et je pus contempler à loisir le logis du célèbre écrivain. On voyait partout des marques d’une passion pour l’architecture du Moyen Age. Au mur pendaient de beaux dessins représentant la cathédrale d’Anvers, une vue éloignée du clocher de Strasbourg, une vue partielle de Paris avec la tour gothique Saint-Jacques de la Boucherie, le portrait d’un général en uniforme du temps de la Révolution, probablement le portrait de son père. Le long du mur, il y avait un superbe divan de bois sculpté à jour, œuvre du XVIe ou XVIIe siècle ; à gauche, un sofa à baldaquin en damas framboise, du temps de Louis XIII ou de Louis XIV ; devant lui, un piano. La pièce, toute couverte de tentures framboise, est très haute ; la porte du cabinet était ouverte : il n’est pas grand, de nombreux tableaux sont accrochés aux murs ; sur la table, au centre, il y a beaucoup de livres et de papiers. Je voyais le cabinet de loin*, jugeant incorrect d’y entrer.
Vassili Pétrovitch Botkine, 27 juillet 1835
* D’après la plus part des témoignages le cabinet était situé au fond de l’appartement et donc invisible depuis le grand salon.
Le salon des cuirs et la salle à manger (actuelle salle 2 du musée « salon rouge »)
De là, on accède au salon des cuirs qui donne sur la place. Orné de cuirs vernis, à l’exception d’un mur que recouvre sur toute sa hauteur une tapisserie médiévale, il offre, entre les fenêtres, un poêle et un grand buffet-armoire Moyen Age sculpté ; en face on trouve un banc à dossier, de même style, ainsi qu’une étagère entre les deux portes du corridor et du grand salon. Les meubles regorgent de vases et de porcelaines, une panoplie d’armes anciennes y est accrochée. Enfin des portières de damas rouge puis un plafond du même tissu posé en 1837 achèvent ce décor. En novembre 1840, cette pièce est transformée en salle à manger lorsque Mme Hugo installe sa chambre dans la précédente; on recouvre alors d’un vieux tapis persan le sol de marbre.
Ce premier salon est séparé de la salle à manger côté cour, par un corridor. Celle-ci comporte une cheminée de carreaux de faïence historiés… Victor Hugo créera le même type de cheminée pour la salle à manger d’Hauteville House. Mme Hugo y installera sa chambre en 1840. Ces deux pièces et le couloir se partageaient l’espace de l’actuel salon rouge.
Visite de l'appartement avec Gustave Masson, en 1839
Gustave Masson, futur écrivain et critique littéraire, a vingt ans lorsqu'il rend visite à Victor Hugo.
Huit jours après avoir reçu la réponse de M. Victor Hugo, je me rendis chez lui : c’était un dimanche. Tu dois comprendre combien je tremblais en posant la main sur le cordon de la sonnette. Une petite bonne vint m’ouvrir. – De la part de qui, me demanda-t-elle ? Je lui donnais ma carte. Une minute plus tard : Faites entrer ! Voici la description du salon. Une très belle et grande pièce, deux fenêtres avec balcon donnant sur la place Royale. Au milieu, un lustre, meubles de la Renaissance. Très beau buste de M. Hugo sur une console. Un dressoir en bois sculpté couvert de curiosité. Entre les deux fenêtres, autre console sur laquelle deux statuettes représentant Ruy Blas et la reine d’Espagne. De vieilles tapisseries servant de tentures. Lorsque j’entrais, auprès d’une fenêtre ouverte et assis à une table, un des fils de M. Hugo, le plus jeune, achevait un thème pour sa pension tout en mangeant des pruneaux. Son père lui indiquait des tournures concurremment avec un jeune homme à moustaches noires, amis de la maison à ce qu’il paraîtrait, qui feuilletait le dictionnaire. Madame Hugo était assise sur un canapé, tenant sur ses genoux une charmante petite fille de huit à neuf ans, tandis qu’une autre, de treize à quatorze peut-être complétait le personnel. Victor Hugo a, je suppose, 45 ans. Petite taille, cheveux très longs, rejetés en arrière.
Gustave Masson, 1er juillet 1839
Le grand salon (actuelle salle 3 du musée « salon chinois »)
Longeant la façade où court un long balcon – aujourd’hui disparu – on accède ensuite au grand salon qui communique par une porte sur l’arrière avec le couloir desservant les chambres. C’est surtout ce grand salon qu’évoquent les visiteurs, énumérant les membres du cénacle romantique, les artistes, écrivains, hommes politiques et personnalités qui s’y pressent. C’est aussi la seule pièce dont nous ayons une représentation dont le dessinateur n’est pas identifié, datée de 1847.
Le sol est recouvert d’un immense tapis et les parois tendues du fameux damas rouge dominant dans la demeure. Sur le mur, face à l’entrée, la cheminée enveloppée d’une tapisserie garnie de clous dorés est entourée de placards dont les portes sont dissimulées sous des tentures de soie précieuses, à fond rouge à droite et à fond bleu à gauche. Pour mobilier, des consoles de bois doré, un divan de bois sculpté couronné d’un dais de velours. La rumeur perfide fait de ce canapé à baldaquin le « trône » de Victor Hugo régnant sur l’école romantique qui se presse dans ce salon. Le fameux jeu de mot de Théophile Gautier sur le « dais du dey » a entrainé une confusion, car la bannière ottomane provenant de la prise d’Alger, offert au poète par le lieutenant Eblé, se trouvait sur le mur en face ainsi que le montre le dessin.
Les portraits d’apparat ornent ce lieu de réception : le buste en marbre de David d’Angers sur son piédestal tendu de soie rouge et orné de clous dorés, Mme Hugo peinte par Louis Boulanger, le maître de maison avec son fils François-Victor par Auguste de Châtillon, le Général Hugo en pied, Léopoldine par Dubufe. En juillet 1837, on y accroche la toile de Saint-Evre, Inez de Castro, que le duc et la duchesse d’Orléans viennent d’offrir à Victor Hugo. C’est sans doute devant la porte du fond de ce salon qu’a été peint par Auguste de Châtillon, le portrait de Victor Hugo avec son fils [François-]Victor de même qu’il est probable que dans le portrait de Léopoldine au livre d’Heures la jeune fille est assise sur un fauteuil de ce salon.
Visite de l'appartement avec Jacques-Édouard Lebey de Bonneville, en 1844
Le journaliste Jacques-Édouard Lebey publie dans Le Moniteur des feuilletons un long article sur l'écrivain. La description qu’il donne de l’appartement, l’une des plus riches et les plus précises, est un passage obligé de ces chroniques littéraires
Pénétrons maintenant dans l’intérieur actuel du poète, dans le sanctuaire où son cœur se partage entre le culte de la famille et celui de la poésie. Son appartement, situé au deuxième étage d’une maison de la Place Royale, offre au premier aspect plus de luxe et d’éclat que de confortable et de bon goût. L’antichambre, garnie de deux superbes dressoirs antiques remplis de porcelaine de Saxe, d’antiquités en terre cuite et de quelques plâtres modernes sur des sujets de Notre-Dame de Paris, présente en outre, sur ses panneaux, une foule de médaillons en bronze et en plâtre, des lithographies et des dessins parmi lesquels on remarque les charges de plusieurs de nos célébrités, et notamment celle de M. Alexandre Dumas.
La salle à manger, lieu de réunion habituel de la famille, est simple, et presque bourgeoise ; seulement la couleur rouge domine dans la tenture et les rideaux, de même, du reste, que dans tout l’appartement de M. Hugo. Ce goût pour le rouge et pour l’éclat me rappelle un mot peu connu qu’on attribue à l’un de nos poètes les plus spirituels et les plus fantasques :
«M. Hugo, disait-il, c’est un cactus, la plus belle et la plus brillante des fleurs : elle attire et absorbe l’œil, mais elle ne dit rien à l’âme ; elle n’a pas de parfum.»
La première partie de cette comparaison me paraît beaucoup plus juste que la dernière. Quoi qu’il en soit, M. Hugo affectionne particulièrement le rouge, et semble justifier une ingénieuse analogie de Fourier, qui prétend que cette couleur représente l’ambition et l’hyperbole.
Pour d’écrire convenablement et complètement le salon et toutes les antithèses de goûts, de couleurs et de styles qu’il présente, il faudrait la pointilleuse minutie de M. de Balzac ou l’exactitude officielle d’un commissaire-priseur. Je me contenterai d’indiquer les deux principaux objets qui frappent tout d’abord le regard : une espèce de trône surmonté d’un dais en velours rouge, sur lequel on prétend que M. Hugo aime à s’asseoir quand il réunit ses imberbes et fervents disciples, et un fort beau tableau représentant le couronnement d’Inès de Castro après sa mort. Ce tableau a été donné au poète par M. le duc d’Orléans dans une circonstance assez touchante, et qui mérite d’être rappelée. Une pauvre famille ayant sollicité l’intervention du poète pour obtenir quelques secours, celui-ci s’adressa au prince, qui aussitôt fit droit à sa recommandation et vint à l’aide des malheureux auxquels il s’intéressait. M. Hugo voulut payer la dette de reconnaissance de ses protégés, et célébra, dans une fort belle pièce de vers intitulée la Pauvre Famille, et dédiée à M. le duc d’Orléans, la bienfaisance du prince royal. Cette pièce a été imprimée dans les Voix intérieures ; C’est pour remercier le poète de cet hommage que l’auguste bienfaiteur lui fit cadeau de ce tableau. Il y a aussi dans ce salon de beaux portraits de famille peints par M. Louis Boulanger et quelques vieilles peintures, quelques morceaux de sculpture de moyen-âge, qui ont plus de valeur par l’originalité et la bizarrerie de leur composition qu’elles n’ont de mérite sous le rapport de l’art.
Deux corridors conduisent du salon dans le cabinet, l’un droit, par lequel on passe fort rarement, l’autre sinueux et obscur, embarrassé à chaque ange, à chaque angle, à chaque détour de grands rideaux verts qui se succèdent comme les trois portes mystérieuses que doit ouvrir les unes après les autres Rodolphe pour arriver jusqu’à la femme d’Angelo. La première chose qui frappe l’œil, en entrant dans ce cabinet, c’est la peinture qui décore le plafond : elle représente une femme presque nue, de grandeur naturelle. De tous les côtés, aux parois des quatre murs, apparaissent des médaillons en bronze ou en plâtre de presque tous les contemporains illustres, que M. Hugo appelle généreusement ses amis. Des dessins à la plume, des aquarelles, des pochades, représentant soit des scènes, soit des types de Notre-Dame de Paris, de Marie Tudor, de Lucrèce Borgia, de Ruy-Blas, des vues de monuments gothiques, des esquisses de goules et de tous ces monstres étranges et hideux dont les architectes du treizième et du quatorzième siècles aimaient à orner leurs églises.la table de travail apparaît au milieu de tout cela, chargée de livres, de papiers, de journaux, de brochures, de manuscrits entassés pêle-mêle dans ce désordre, qui, pour être commun à un grand nombre d’artistes, n’est pas précisément un effet de l’art, comme celui dont parle Boileau. C’est là que M. Hugo a écrit, au milieu des blondes têtes de ses quatre enfants, qu’il aimait à voir jouer autour de lui, ses pages les plus adorables et les plus noblement inspirées, celles qui sont restées dans toutes nos mémoires, et que nous retrouverons avec bonheur à l’époque de la vieillesse, comme un lointain écho de nos impressions les plus jeunes, les plus délicieuses et les plus remplies d’émotions.
À côté de cette pièce est un petit cabinet de toilette presque aussi coquet que celui d’une femme.
Il n’est pas besoin de parler de la figure vive et expressive du poète ; ses portraits ont suffisamment fait connaître ce front haut que les peintres se sont plu à exagérer, ses petits yeux brillants, cette bouche aristocratique et presque dédaigneuse, ces joues charnues et arrondies dont le galbe ressemble assez à un visage d’enfant. Sa taille est plutôt petite que grande ; il commence à s’arrondir et à prendre du ventre, comme tous les hommes d’étude, dont la vie se passe en grande partie dans un fauteuil.
Ses habitudes domestiques sont celle d’un bon bourgeois du Marais. Il déjeune entre dix et onze heures, dine volontiers à cinq heures, et a un faible pour la bonne chère. Il aime assez à avoir à sa table un ou deux amis, et à les traiter confortablement. Il a surtout quelques mets de prédilection, dont l’apprêt se fait chez lui d’une façon très distinguée ; on cite particulièrement le veau rissolé à la casserole, pour lequel il professe une estime particulière. Il est aussi très friand des entremets sucrés. Mme Hugo prévient tous les caprices et toutes les fantaisies culinaires de son mari avec une délicatesse et un à-propos charmants.
Lebey de Bonneville, Le Moniteur des feuilletons, 1er septembre 1844
Sur l’arrière, dans l’aile en retour, à l’inverse de la circulation actuelle, un couloir situé le long du mur, éclairé de petite fenêtre comme cela s’observe encore aux autres étages, dessert les chambres qui donnaient sur la cour.
Les chambres de Mme Hugo et des filles (actuelle salle 4 du musée « salle à manger »)
L’actuelle salle 4 du musée était divisée en deux, entre les fenêtres, avec des cheminées sur chaque côté du mur mitoyen. La première, plus proche du grand salon était celle de Mme Hugo, jusqu’à ce qu’en 1840, où elle s’installe dans l’ancienne salle à manger. Malgré des versions différentes, on peut penser que les filles se partageaient la chambre suivante mais que Léopoldine devenant adulte on attribua une chambre séparée à chacune.
Eugène Woestyn n’a que quatorze ans lorsqu’il vient lire ses poèmes à Victor Hugo. Dix ans plus tard, il semble être un habitué lorsqu’il décrit l’appartement de la place Royale pour Le Journal du dimanche. Il mènera un carrière d’auteur dramatique, de poète et de journaliste.
Isidore, le valet de chambre du poète, nous ouvrit et nous fit entrer dans le salon, - pour le moment désert. En traversant l’antichambre, dont les murs sont tapissés de médaillons et la salle à manger où se trouve un superbe dressoir gothique, mon compagnon avait ralenti le pas, jetant à droite et à gauche un regard curieux ; son attention gloutonne n’eût pas été satisfaite que le dernier des émaux n’y eut passé ; aussi lui dis-je :- Nous n’en fin irons pas si tu inventories, l’une après l’autre, toutes les richesses qui sont ici ; viens, le salon suffira pour te dédommager du reste.[…] Alfred ne m’écoutait plus ; il était abîmé dans la contemplation du salon ; son regard allait de la vieille tapisserie qui anime la plafond aux portières de lampas mollement inclinée sur leurs larges embrasures, des tableaux de maîtres, fraternels souvenirs de grands artistes à grands poètes, aux statuettes et aux chinoiseries capricieusement entassées sur les consoles et les crédences ; chaque chose avait eu sa part de ce rapide examen : les aquarelles signées Dauzats, Louis Boulanger, Chassériau, Delacroix, les glaces de Venise dont le biseau se dérobe à moitié sous les fines volutes des sculptures du cadre, les potiches pansues qu’un Bernard de Palissy, du Céleste Empire, a émaillées d’étincelantes couleurs, les Amours de bronze doré qui épatent leurs rondeurs charmantes sur la tablette de la haute cheminée, et la pendule Boulle, richement incrustée de nacre et d’argent. Puis les yeux du jeune homme se fixèrent sur le magnifique buste de marbre blanc taillé par David d’Angers, et qui représente Victor Hugo.[…] Viens ; avant qu’on arrive je veux te montrer un autre portrait. Et, l’attirant du côté de la cheminée, je lui indiquai, sous la pendule rocaille, un pastel d’Édouard Dubufe.- Quelle est cette jeune fille ? me dit Alfred en se tournant vers moi.- Celle que le poète a perdu ; cette douce et charmante Léopoldine, qui est remontée au ciel, avec sa couronne d’épousée, fraîche et fleurie.
Eugène Woestyn, Journal du dimanche, 4 octobre 1846
La chambre des garçons ? (actuelle salle 5 du musée « petit cabinet »)
La pièce voisine est mal documentée cabinet de toilette ou plus vraisemblablement chambre des garçons, Charles et François-Victor, qu’aucune source ne mentionne autrement.
Visite de l'appartement avec Charles Dickens, en 1847
En 1847, Charles Dickens raconte sa visite chez Victor Hugo dans une lettre à Lady Blessington. Il promène un regarde ironique et amusé sur ce qu’il voit. De son côté, Victor Hugo semble n’avoir prêté aucune attention à cet écrivain qu’on lui comparera souvent plus tard.
On reprend Lucrèce Borgia de Victor Hugo, à la Porte Saint Martin ; mais c’est joué platement, le rythme est monotone, alors que c’est une pièce vraiment remarquable et impressionnante. Nous étions chez lui dimanche dernier. Un endroit absolument extraordinaire, tenant du magasin d’antiquités, ou du magasin des accessoires d’un vieux théâtre vaste et sombre. J’ai été très frappé par Hugo lui-même, qui a l’air d’un Génie, qu’il ne doit pas manquer d’être, et qui est franchement intéressant de la tête aux pieds. Son épouse est une belle femme aux yeux noirs flamboyants, qu’on sent capable d’instiller une goutte de poison dans son petit déjeuner si le cœur lui en dit. Sur le même modèle, il y a sa fille de quinze ou seize ans, aux yeux tout aussi perçants, et forts peu couverte au-dessus de la taille, que je soupçonnerais de cacher un poignard sous son corset si elle donnait l’impression d’en porter un… Assis parmi de vieilles armures, de vieilles tapisseries, de vieux coffres, de vieilles tables et des fauteuils sinistres, de vieux dais d’apparats venus de vieux palais, de vieux lions en or prêts à jouer aux quilles avec de vieilles et lourdes boules en or, ils formaient un spectacle des plus romantiques, et semblaient tout droit sortis d’un chapitre de Hugo lui-même…
Charles Dickens, Lettre à Lady Blessington, le 27 janvier 1847
Le cabinet de travail et la chambre de Victor Hugo (actuelles salles 6 et 7 du musée)
Il est possible que ces deux dernières pièces aient été remaniées et séparées différemment de ce qu’elles étaient à l’époque. La chambre de Victor Hugo étant la première, avec une seule fenêtre (à l’inverse de la situation actuelle où elle compte deux fenêtres), et ensuite le cabinet de travail selon le témoignage même de Victor Hugo (« À l’extrémité de l’appartement était le cabinet du maître de la maison, ayant une issue sur l’escalier de service. »). Il serait aussi plus logique que cette pièce importante soit la plus grande. Hugo a lui-même évoqué son espace de travail dans un poème des Voix intérieures, « A des oiseaux envolés ». Le sol du cabinet de travail, de carreaux bruns et de parquet est recouvert de tapis, des rideaux vert et or encadrent les vitraux historiés qui filtrent la lumière. Une glace historiée en bois sculptée surmonte un divan de damas vert, sur la table est posée une boussole dite de Christophe Colomb, portant la date 1489 et l’inscription Dans la chambre, les murs et la porte sont tendus de damas rouge, une tapisserie sert d’alcôve. En 1837, on fixe au plafond, une peinture, selon une tradition Le Moine rouge d’Auguste de Châtillon, où un religieux en flamboyante robe rouge lit une bible allongé près d’une femme nue qui lui sert de lutrin.
Visite de l'appartement avce les insurgés de juin 1848
Victor Hugo – [1848] 1876
Les derniers visiteurs de la place Royale.
Dans « Paris et Rome » (section IV), introduction du troisième volet d’Actes et paroles – Depuis l’exil, publié en 1876, Victor Hugo, à près de trente ans de distance, se souvient de son appartement de la place Royale dans l’émouvant récit qu’il donne de la « visite » qui en fut faite par les insurgés des journées des journées de juin 1848.
Un des locataires du no. 6 était, en effet, un ancien pair de France qui était à cette époque membre de l’Assemblée constituante. Il était absent de la maison, et sa famille aussi. Son appartement, assez vaste, occupait tout le second étage, et avait à l’une de ses extrémités une entrée sur le grand escalier, et, à l’autre extrémité, une issue sur un escalier de service.
Cet ancien pair de France était en ce moment-là même un des soixante représentants envoyés par la Constituante pour réprimer l’insurrection, diriger les colonnes d’attaque et maintenir l’autorité de l’Assemblée sur les généraux. Le jour où ces faits se passaient, il faisait face à l’insurrection dans une des rues voisines, secondé par son collègue et ami le grand statuaire républicain David d’Angers.
— Montons chez lui ! crièrent les insurgés.
Et la terreur fut au comble dans toute la maison.
Ils montèrent au second étage. Ils emplissaient le grand escalier et la cour. Une vieille femme qui gardait le logis en l’absence des maîtres leur ouvrit, éperdue. Ils entrèrent pêle-mêle, leur chef en tête. L’appartement, désert, avait le grave aspect d’un lieu de travail et de rêverie.
Au moment de franchir le seuil, Gobert, le chef, ôta sa casquette et dit :
— Tête nue !
Tous se découvrirent.
Une voix cria :
— Nous avons besoin d’armes.
Une autre ajouta :
— S’il y en a ici, nous les prendrons.
— Sans doute, dit le chef.
L’antichambre était une grande pièce sévère, éclairée, à une encoignure, d’une étroite et longue fenêtre, et meublée de coffres de bois le long des murs, à l’ancienne mode espagnole.
Ils y pénétrèrent.
— En ordre ! dit le chef.
Ils se rangèrent trois par trois, avec toutes sortes de bourdonnements confus.
— Faisons silence, dit le chef.
Tous se turent.
Et le chef ajouta :
— S’il y a des armes, nous les prendrons.
La vieille femme, toute tremblante, les précédait. Ils passèrent de l’antichambre à la salle à manger.
— Justement ! cria l’un d’eux.
— Quoi ? dit le chef.
— Voici des armes.
Au mur de la salle à manger était appliquée, en effet, une sorte de panoplie en trophée. Celui qui avait parlé reprit :
— Voici un fusil.
Et il désignait du doigt un ancien mousquet à rouet, d’une forme rare.
— C’est un objet d’art, dit le chef.
Un autre insurgé, en cheveux gris, éleva la voix :
— En 1830, nous en avons pris de ces fusils-là, au musée d’artillerie.
Le chef repartit :
— Le musée d’artillerie appartenait au peuple.
Ils laissèrent le fusil en place.
À côté du mousquet à rouet pendait un long yatagan turc dont la lame était d’acier de Damas, et dont la poignée et le fourreau, sauvagement sculptés, étaient en argent massif.
— Ah ! par exemple, dit un insurgé, voilà une bonne arme. Je la prends. C’est un sabre.
— En argent ! cria la foule.
Ce mot suffit. Personne n’y toucha.
Il y avait dans cette multitude beaucoup de chiffonniers du faubourg Saint-Antoine, pauvres hommes très indigents.
Le salon faisait suite à la salle à manger. Ils y entrèrent.
Sur une table était jetée une tapisserie aux coins de laquelle on voyait les initiales du maître de la maison.
— Ah ça mais pourtant, dit un insurgé, il nous combat !
— Il fait son devoir, dit le chef.
L’insurgé reprit :
— Et alors, nous, qu’est-ce que nous faisons ?
Le chef répondit :
— Notre devoir aussi.
Et il ajouta :
— Nous défendons nos familles ; il défend la patrie.
Des témoins, qui sont vivants encore, ont entendu ces calmes et grandes paroles.
L’envahissement continua, si l’on peut appeler envahissement le lent défilé d’une foule silencieuse. Toutes les chambres furent visitées l’une après l’autre. Pas un meuble ne fut remué, si ce n’est un berceau. La maîtresse de la maison avait eu la superstition maternelle de conserver à côté de son lit le berceau de son dernier enfant. Un des plus farouches de ces déguenillés s’approcha et poussa doucement le berceau, qui sembla pendant quelques instants balancer un enfant endormi.
Et cette foule s’arrêta et regarda ce bercement avec un sourire.
À l’extrémité de l’appartement était le cabinet du maître de la maison, ayant une issue sur l’escalier de service. De chambre en chambre ils y arrivèrent.
Le chef fit ouvrir l’issue, car, derrière les premiers arrivés, la légion des combattants maîtres de la place encombrait tout l’appartement, et il était impossible de revenir sur ses pas.
Le cabinet avait l’aspect d’une chambre d’étude d’où l’on sort et où l’on va rentrer. Tout y était épars, dans le tranquille désordre du travail commencé. Personne, excepté le maître de la maison, ne pénétrait dans ce cabinet ; de là une confiance absolue. Il y avait deux tables, toutes deux couvertes des instruments de travail de l’écrivain. Tout y était mêlé, papiers et livres, lettres décachetées, vers, prose, feuilles volantes, manuscrits ébauchés. Sur l’une des tables étaient rangés quelques objets précieux ; entre autres la boussole de Christophe Colomb, portant la date 1489 et l’inscription : la Pinta.
Le chef, Gobert, s’approcha, prit cette boussole, l’examina curieusement, et la reposa sur la table en disant :
— Ceci est unique. Cette boussole a découvert l’Amérique.
À côté de cette boussole, on voyait plusieurs bijoux, des cachets de luxe, un en cristal de roche, deux en argent, et un en or, joyau ciselé par le merveilleux artiste Froment-Meurice.
L’autre table était haute, le maître de la maison ayant l’habitude d’écrire debout.
Sur cette table étaient les plus récentes pages de son œuvre interrompue,[note : Les Misérables.] et sur ces pages était jetée une grande feuille dépliée chargée de signatures. Cette feuille était une pétition des marins du Havre, demandant la révision des pénalités, et expliquant les insubordinations d’équipages par les cruautés et les iniquités du code maritime. En marge de la pétition étaient écrites ces lignes de la main du pair de France représentant du peuple : « Appuyer cette pétition. Si l’on venait en aide à ceux qui souffrent, si l’on allait au-devant des réclamations légitimes, si l’on rendait au peuple ce qui est dû au peuple, en un mot, si l’on était juste, on serait dispensé du douloureux devoir de réprimer les insurrections. »
Ce défilé dura près d’une heure. Toutes les misères et toutes les colères passèrent là, en silence. Ils entraient par une porte et sortaient par l’autre. On entendait au loin le canon.